Études Pratiques sexuelles

Gen Z, génération la plus kink ?

L’article de Justin J. Lehmiller affirmant que la génération Z serait la plus kink de toutes s’inscrit dans une tradition désormais bien établie : celle des grands récits générationnels sur la sexualité. La sexualité des jeunes fascine, et de nombrux articles décrivent les pratiques sexuelles des nouvelles générations.
À intervalles réguliers, une cohorte devient « la plus libérée », « la plus prude » ou, ici, la plus kink.
Ces récits sont séduisants mais ils méritent d’être interrogés de près.

Ce que disent réellement les données

Lehmiller s’appuie principalement sur le rapport The State of Dating, élaboré avec Feeld, une application explicitement orientée vers les sexualités alternatives, non normatives et consensuelles. Les chiffres sont frappants : plus de la moitié des membres de la Gen Z déclarent avoir des fantasmes BDSM ou avoir découvert de nouveaux kinks, bien au-delà des générations précédentes.

Mais cette statistique dit avant tout une chose : les jeunes interrogés savent nommer leurs fantasmes. Ce qui est mesuré ici n’est pas nécessairement une intensité plus grande du désir kinky, mais une capacité accrue à l’identifier, le verbaliser et l’assumer. Un simple tour sur des forums, sur Fetlife (le facebook du kink), ou une plongée dans des fils Reddit montre comment un vocabulaire de la sexualité s’est déployé depuis une dizaine d’années : les jeunes adultes ont un mot précis pour désigner chaque fantasme, chaque pratique, chaque relation. En d’autres termes, il est possible que Gen Z ne soit pas plus kink, mais simplement moins silencieuse, plus outillée pour en parler.

La fausse évidence de la comparaison générationnelle

Comparer des générations sur la base de pratiques ou de fantasmes sexuels pose un problème méthodologique classique : les Boomers n’ont pas grandi avec les mêmes mots, les mêmes catégories ni les mêmes espaces de légitimation que la Gen Z. Le BDSM et de nombreuses pratiques existaient évidemment bien avant TikTok ou Feeld, mais il était plus clandestin, moins nommé, plus codé.

Dire que Gen Z est « la plus kink » revient donc peut-être à confondre pratiques réelles et visibilité discursive. Le kink est aujourd’hui un terme culturellement stabilisé, presque mainstream, intégré à des récits de développement personnel, de découverte de soi, voire de bien-être sexuel. Les colliers à anneaux, autrefois symboles de soumission, sont parfois traités comme de simples accessoires de mode. Afficher son goût pour le BDSM ou pour l’exthétique associée est désormais mainstream. Il est difficile pour ces jeunes génération d’imaginer l’image de perversion et la honte qui pouvait y être associées pour certaines générations précédentes. Cette transformation de l’image du BDSM change radicalement la façon dont les individus se déclarent dans les enquêtes.

Kink, plateformes et économie de l’identité

Un autre point peu interrogé dans l’article concerne le rôle des plateformes numériques. Feeld, comme d’autres espaces en ligne, encourage une mise en récit identitaire du désir : on ne fait pas simplement quelque chose, on est kinky, dominant·e, soumis·e, switch, etc. Cette logique favorise l’auto-identification, parfois avant même l’expérience.

Il ne s’agit pas de disqualifier ces identités, mais de reconnaître que le cadre technologique façonne le contenu des réponses. Être « kink » devient une position intelligible, partageable, presque attendue dans certains espaces, ce qui influe nécessairement sur les résultats. Le questionnement perpétuel de nos préférences sexuelles crée des réponses.

Une sexualité plus diversifiée, mais pas forcément plus vécue

Un paradoxe souvent relevé — et que Lehmiller mentionne sans vraiment l’explorer — est que Gen Z a en moyenne moins de rapports sexuels que les générations précédentes au même âge. On observe donc une sexualité très riche en imaginaires, en discours et en fantasmes, mais parfois plus pauvre en pratiques concrètes.

Cela peut inviter à lire l’essor du kink aussi comme une sexualité narrative, déclarative, façonnée par les médias et les communautés en ligne, plutôt que comme une simple explosion des pratiques BDSM.

Cela pose également la question de la représentation des kinks comme nécessairement sexuels.
Où commence la sexualité dans un jeu BDSM ? est-elle nécessairement liée à un rapport sexuel, ou bien une séance de fouet, sans stimulation génitale particulière, pourrait-elle être considérée comme sexuelle ? Bien souvent ces enquêtes laissent planer une confusion autour de cette notion de sexuel – questionnement qui pourtant sont très souvent soulevés au sein des communautés BDSM (ex : Is BDSM always about sex ? – article de Psychology Today)

Pourquoi l’éducation reste centrale

Sur ce point, la conclusion de Lehmiller est difficilement contestable. Que Gen Z soit réellement la plus kink ou simplement la plus à l’aise pour en parler, une chose est certaine : l’intérêt croissant pour les pratiques BDSM exige une éducation sexuelle plus complète et un acompagnement pour découvrir en toute sécurité.

Le kink n’est pas qu’une esthétique ou un fantasme ; il repose sur des principes précis : consentement explicite, communication, négociation, gestion du risque, safeword… Sans transmission claire de ces cadres, la normalisation du kink peut devenir dangereuse, surtout lorsqu’elle est apprise via des contenus fragmentaires ou sensationnalistes.

En guise de conclusion

Plutôt que de proclamer Gen Z « génération la plus kink », il serait peut-être plus juste de dire qu’elle est la génération qui parle le plus ouvertement de ses désirs et de ses fantasmes. Ce déplacement du silence vers le langage est notable en soi, mais il ne doit pas masquer la nécessité d’un accompagnement critique, pédagogique et éthique.

L’enjeu n’est donc pas de savoir qui est le plus kink, mais comment on apprend à désirer, à consentir et à prendre soin les un·e·s des autres dans un paysage sexuel de plus en plus visible, mais pas toujours mieux compris.

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