Pas réellement une fiche de lecture, mais un devoir réalisé dans le cadre du module « développement psychosexuel de l’enfant » du CERFPA.
L’HOMME A LA PEAU D’OURS
Un conte initiatique : unifier sa psyché masculine
La lecture psychanalytique nous enseigne que les personnages principaux des contes de fées représentent avant tout différentes composantes de la psyché. L’un des apprentissages majeurs de ces contes est la nécessité d’intégrer la complexité de sa propre psyché pour devenir un humain accompli. L’homme à la peau d’ours ne diffère pas en cela, et les péripéties du héros pourront être lus comme un processus de maturation intérieure.
En parallèle de cette lecture psychanalytique, je propose une lecture initiatique masculine, qui enseigne au petit garçon qui écoute ce conte qu’il lui faudra découvrir et intégrer ses pulsions sauvages et sa part d’ombre pour devenir un homme.
La guerre et le début du chemin
De la guerre menée par le héros, on ne nous raconte aucune violence. Le conte ne précise pas s’il a tué beaucoup d’ennemis, ni s’il a été blessé, ou encore quelle façon il aurait vécu sa sexualité pendant tout ce temps. Cette « guerre propre » (la saleté sera importante par la suite) permet dans un premier temps de présenter l’âge du héros : il est sorti de la petite enfance, il n’a plus les peurs de cet âge, il est vaillant (avant de lui ouvrir la voie de la sexualité, le diable lui demandera de nouveau de prouver qu’il n’a pas peur).
Mais également à nous présenter son caractère : un bon soldat, obéissant… on n’est pas dans la violence du ça : le héros ne vit au contraire que par un surmoi bien développé.
La guerre finie, on découvre que ses parents sont morts, mais le conte en fait peu de cas, car l’armée a joué ce rôle de substitution.
Au point de départ de ce conte, le capitaine (le père, donc) chasse le héros de cette famille adoptive. Revenu vers sa famille biologique, là aussi notre héros se fait de nouveau chasser par ses frères.
A propos de Frérot et Sœurette, Bruno Bettelheim remarque que « le fait de devoir quitter la maison équivaut à la nécessité de devenir soi-même. La réalisation de soi exige la rupture d’avec le foyer, expérience terriblement douloureuse, lourde de multiples dangers psychologiques. » [1] Chassé de chez lui, c’est l’aventure du développement et de la maturation psychique qui attend le héros.
Perdu dans la grande plaine qu’il traverse ensuite (alors qu’il cherche des points de repères dans sa vie), il se retrouve au pied du « seul bouquet d’arbres » – on a là l’évocation de la croisée des chemins, symbole des choix de vie et point de contact avec le diable. Le diable qui lui apparaît nous est décrit comme « tout habillé de vert, l’air cossu, mais avec un pied de cheval du plus affreux effet ». [2]
Ange préféré de Dieu déchu pour s’être opposé à son Père, il est resté depuis le Grand Diviseur, la tentation, qui depuis Ève pousse les Hommes à explorer l’envers[3]. Il tient ici le rôle d’initiateur, poussant le héros à dépasser la gentillesse et l’obéissance et à explorer sa part d’ombre – à commencer bien sûr par les pulsions sexuelles.
Cette double lecture pulsionnelle et d’initiation est confirmée par la tradition du tarot : « le diable symbolise toutes les forces qui troublent, assombrissent, affaiblissent la conscience et la font régresser vers l’indéterminé et l’ambivalent. (…) Sur le plan psychologique, le Diable montre l’esclavage qui attend celui qui reste aveuglément soumis à l’instinct, mais il souligne en même temps l’importance fondamentale de la libido, sans laquelle il n’y a pas d’épanouissement humain »[4]
On trouve également une confirmation de cette lecture dans l’analyse des contes de fées de Marie-Louise Von Franz, puisque pour elle « Un conte de fée qui commence ainsi par une confrontation avec le diable indique donc la nécessité d’un changement et d’une prise en considération de l’attitude opposée à celle qui fut suivie jusque-là. »[5].
Durant sept années, le héros devra se laissera pousser les cheveux et la barbe, ne se lavera plus, et arborera une fourrure d’ours. En endossant la saleté et la puissance animale[6], il plongera dans les sombres profondeurs de sa psyché, celles de la sexualité, des fantasmes et des pulsions. Il devra également se couper de son père (plus de patenôtre, francisation de pater noster) pour découvrir une autre masculinité plus sauvage : la sienne.
En échange, il disposera de ressources en or illimitées.
Ce passage résonne étrangement avec un autre conte, Jean-de-fer, que Robert Bly analyse en profondeur dans livre sur le masculin sauvage [7]. Dans celui-ci, un homme sauvage à la longue chevelure, apparaît dans la vie d’un enfant à la faveur d’un événement. Cet homme sauvage va conduire l’enfant à désobéir à ses parents, puis à s’enfuir avec lui dans la forêt – en lui promettant qu’il lui assurera assez d’or : « Tu ne reverras jamais père ni mère, mais je te garderai auprès de moi [et] tu seras bien traité. J’ai des trésors et de l’or en suffisance et plus que quiconque au monde ». Les ressemblances sont troublantes, et l’analyse de Robert Bly offre un éclairage différent à celui qui m’occupe : celui d’un conte initiatique à destination des garçons.
Au-delà de la nécessité pour tout être humain de réparer les morceaux brisés de sa psyché, je pense que le diable peut, pour l’enfant qui entend ce conte, jouer le rôle d’initiateur masculin. Comme dans Jean-de-Fer, il montre au héros la nécessité de ne pas rester un gentil garçon obéissant, mais de quitter sa famille et d’embrasser la part sauvage et sombre de son être, afin d’accéder à une masculinité entière.
Les trois premières années
Pulsions et satisfaction immédiate
Le défi du diable durera sept ans. Comme les sept jours de la semaine, « sept indique le sens d’un changement après un cycle accompli et d’un renouveau positif »[8]. À la fin de ce cycle seulement les choses pourront reprendre leur cours, mais le héros sera passé à un stade supérieur d’évolution.
Les trois premières années, nous dit le conte, « il ne se priva pas de rien de ce qui pouvait lui faire plaisir ». Enivré par la puissance de son ça désormais libéré, par ses pulsions sauvages, le héros se laisse aller au principe de plaisir, par la satisfaction immédiate de ses désirs – notamment sexuels sans doute, le conte n’a pas besoin de le préciser, tous les indices ont déjà été donnés. Il fait également l’expérience du regard des autres sur ses pulsions : sa personnalité profonde fait peur aux autres, qui le rejettent. Mais comme il donnait partout de l’argent aux pauvres, en leur demandant de prier pour lui, et comme aussi il payait tout fort largement, il arrivait encore à se faire héberger partout » : préoccupé uniquement par lui-même, aveuglé par une sexualité encore immature, ses seules relations humaines sont tarifées.
Quatrième année : la rencontre de l’autre et la promesse d’une sexualité plus entière
La quatrième année, « l’aubergiste se laissa convaincre et lui donna une chambre sur l’arrière-cour, à la condition expresse, toutefois, qu’il ne se montrerait à personne, afin de ne pas ruiner la réputation de la maison ».
La peur de l’ombre se fait ici plus précise : il ne s’agit plus pour le héros d’inhiber ses pulsions, de refuser sa part sauvage, mais de ne pas se montrer ainsi. L’enfant attentif pourra entendre au passage combien la question des pulsions et des fantasmes se pose dans les termes du dicible et de l’indicible, de la honte et de l’intime. Et si on admet tous les personnages de ce conte ne sont que des parties du même héros, alors qui refuse de voir cette part d’ombre, si ce n’est le héros lui-même ? Voilà notre héros qui est tenté de nier ses pulsions, de refermer son côté sauvage.
Heureusement, il ne cède pas à la tentation d’enfouir ses rêves et ses fantasmes, car un autre événement vient infléchir son destin : pendant cette année pivot, le héros se retrouve à faire preuve de générosité à l’égard d’un homme nécessiteux. Par cet acte il retrouve une relation humaine apaisée, à double sens… on sent que son moi commence à se structurer et à équilibrer le ça et le surmoi.
Les deux premières filles de l’homme restent tout de même effrayées par cet homme qui assume sa sexualité. » J’aime encore mieux l’ours rasé qu’on nous a montré un jour, déguisé en homme : il portait au moins une veste de hussard et des gants blancs ! « Elles préfèreraient un ours rasé et déguisé : en reprochant au héros ses poils et sa nudité, l’objet de leurs peurs se dessine assez clairement.
La troisième, qui elle n’est pas du tout effrayée par cet homme-ours, lance à son père une phrase qui relève principe de moralité du surmoi : « votre parole doit être honorée »[9]. Il devient clair que les choses s’équilibrent, et que les composantes de la psyché vont pouvoir s’assembler – alors que le héros explorait les parties de son psychisme l’un après l’autre, voilà qu’ils cohabitent : l’ours du ça et la jeune fille du surmoi. À compter de cet instant, c’est d’ailleurs comme si le conte passait en négatif. Les deux personnages fonctionneront en miroir, et la jeune fille rejouera à l’envers les trois dernières années du héros.
La bague que le héros offre à sa fiancée semble un gage d’amour, mais l’étymologie bijou / joyau /jouir[10] nous permet une lecture différente. Puisqu’ils se marieront à son retour, on peut penser sans trop s’avancer que c’est d’une promesse sexuelle qu’il s’agit – mais cette fois elle est différée. Après une période infantile où il ne parvenait pas à contrôler ses pulsions, où son ça le dominait entièrement, le héros avance dans sa construction psychique, et entre dans une sexualité d’homme, une sexualité qui peut désormais mêler tous les aspects de sa psyché. Contrairement aux trois premières années où il cédait à toutes ses pulsions, il décide d’attendre les trois ans qui lui restent au lieu de satisfaire immédiatement celle-ci.
Les trois dernières années
Le chemin du retour
Pendant les trois dernières années, on insiste peu sur ce que fait le héros. On voit simplement que sa psyché qui se transforme permet au héros de trouver une place harmonieuse dans le monde et de se rendre utile. Peut-être aussi ce moment d’errements correspond-il au temps de maturation nécessaire pour incorporer cette nouvelle réalité psychique.
Le conte insiste davantage sur sa fiancée. Comme en miroir des trois premières années du héros, elle se confronte au regard des autres et à leurs peurs. Les railleries de ses sœurs expriment clairement les peurs d’enfant face à la sexualité. « Si tu lui plais il va te dévorer ! ». C’est habituellement le loup qui concentre cette métaphore de la dévoration-défloration mais l’image reste la même. D’autant que d’après Bruno Bettelheim, « bien que la plupart des enfants n’aient jamais entendu parler des couples d’animaux dont l’un des partenaires est destiné à mourir au cours de l’acte sexuel, ces aspects destructifs sont très vivaces dans l’esprit inconscient et conscient de l’enfant à tel point que, pour la plupart des enfants, l’acte sexuel est un acte de violence commis par l’un des partenaires sur l’autre. »[11] Les sœurs sont restées à ce stade enfantin.
Mais à ce moment, les composantes de la double psyché du héros sont bien mieux intégrées, et sa personnalité est plus affirmée, plus solide : la fiancée ne se laisse pas affecter par les peurs enfantines, elle laisse dire.
La fin des sept ans
Le cycle de l’adulte
A la fin de son cycle, avec un peu de réticence mais tout de même, le diable lave et prépare le héros. Bon gré mal gré, il le baptise dans la société des hommes (j’aime à penser qu’il ne l’admettra jamais, mais qu’en secret, il est fier d’avoir accompagné sa transformation).
Lorsque le héros revient, transformé, unifié, consolidé, on le prend pour « un officier libéré de l’armée » : le cycle est accompli, mais il se situe désormais un niveau supérieur (d’intégration psychique, de sérénité dans son masculin…) : au niveau du capitaine du début. Il n’obéit à un supérieur, il est lui-même un supérieur… un homme adulte.
Cette fois, il n’est plus soumis au regard des autres. Au contraire, la question est désormais de savoir ce que lui pense des autres : les sœurs se parent et mettent leurs plus beaux atours pour le séduire, sans avoir de prise sur lui[12]. Il n’est plus aussi sensible aux apparences, ni à la satisfaction immédiate de ses pulsions.
Après tous ces jeux de regard, le héros retrouve sa moitié : une femme dont le regard est bienveillant, qui n’est pas effrayée par sa part sauvage. La réunification des deux parties de la bague vient clôturer le conte. « Boire à la même coupe est un rite de mariage encore usité en Extrême-Orient »[13]. La bague qu’il dépose dans la coupe maritale peut ici se lire à deux niveaux différents : au premier niveau, celui d’une sexualité épanouie (qui met du rouge au joues de la fiancée quand elle imbrique les deux parties).
Mais aussi, à un second niveau plus profond, c’est l’image d’une personnalité recollée, rassemblant les parties du héros : féminin et masculin, sauvage et maîtrisée, ça, moi et surmoi.
Conclusion
J’ai pensé choisir ce conte parce que j’en cherchais un qui n’ait pas déjà été analysé et ré-analysé, pour tenter l’expérience d’une lecture personnelle. Mais je pense finalement que c’est l’ours qui m’a appelé. La lecture initiatique que j’ai faite de ce conte correspond à mes propres interrogations au sujet de la masculinité.
Le garçon étouffé par son surmoi qui a dû partir de la maison, assumer ses pulsions et sa sexualité, pour enfin devenir un homme fort et serein, c’est bien sûr moi. La thématique de l’initiation me parle beaucoup, et je continue de réfléchir à la façon dont, après #metoo, les hommes doivent réinventer une masculinité positive. Pas seulement assumer leur part féminine (ce qui me semble désormais accessible à ceux qui le souhaitent), mais aussi et surtout reconstruire un modèle masculin qui soit bienveillant sans perdre sa puissance [14].
C’est là un défi d’une actualité brûlante, et nous aurions bien besoin de croiser un diable pour nous guider dans cette initiation.
BIBLIOGRAPHIE
BETTELHEIM, B
Psychologie des contes de fées
Paris, Hachette, 1976, 512 p
BLY, R,
L’Homme Sauvage et l’Enfant
Paris, Seuil, 1990, 336 p
CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A,
Dictionnaire des Symboles,
Paris, Robert Laffont, 1969-1982, 1230 p
FRANZ, M-L,
La femme dans les contes de fées,
Paris, Albin Michel, 1979, 298 p
[1] BETTELHEIM B, Psychologie des contes de fées, Paris, Hachette, 1976, p 128
[2] Au vu de ce qui suit, on peut se demander si c’est vraiment le pied du cheval ou plus directement son pénis que le diable arbore (le petit Hans ayant ouvert la voix sur ce point).
[3] CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p 405
[4] Ibid, p 406
[5] FRANZ, M-L, La femme dans les contes de fées, Paris, Albin Michel, 1979, p 61
[6] Jung faisait de l’Ours le symbole de « l’aspect dangereux de l’insconscient » – CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p 830
[7] BLY, R, L’Homme Sauvage et l’Enfant, Paris, Seuil, 1990
[8] CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A, op. cit., p 994
[9] On peut tout de même se demander si cette parole du surmoi ne masque pas un intérêt encore inavouable pour « ce partenaire sexuel qui se présente d’abord sous les traits d’un animal », comme dans tous les contes du cycle du fiancé-animal, cf BETTELHEIM B, op. cit., p 408
[10] CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A, op. cit., p 141
[11] BETTELHEIM B, op. cit., p 263
[12] On retrouve ce motif en miroir : lui, qui avait été chassé par ses frères, repousse les sœurs de sa fiancée.
[13] CHEVALIER, J, GHEERBRANT, A, op. cit., p 346
[14] À du conte NeigeBlanche et Roserouge, Marie-Louise Von Frantz évoque finalement cette même nécessité d’intégrer ces aspects de puissance, concluant que « ce monde maternel, dans lequel tout est si aimable et si douillet, et où les roses n’ont pas d’épines, a bien besoin d’un ours » – FRANZ, M-L, La femme dans les contes de fées, Paris, Albin Michel, 1979, p 103